Quels conseils donneriez-vous aux cadres dirigeants des fonctions publiques pour relever le défi que leur impose à la fois le numérique et un contexte de réforme permanente qui laisserait supposer que la fonction publique n’est pas irremplaçable ?
La remise en cause de la fonction publique repose sur trois idées reçues auxquelles il est facile d’opposer des contre-arguments. 1, il y a trop de fonctionnaires et ils coûtent trop chers. 2, la révolution numérique va supprimer des fonctionnaires et c’est une bonne chose. 3, les fonctionnaires ont bien de la chance d’avoir un emploi à vie face à des salariés du privé plus exposés face aux fluctuations économiques. C’est oublier qu’en France, on n’est pas plus à gauche qu’à droite en matière de gestion du bien public que l’on a décidé de confier à l’Etat. La France, c’est l’Etat. Notre pays est confronté à plusieurs fractures : spatiales, numériques, familiales, intergénérationnelles (jeunes bloqués, séniors épanouis), éducatives, professionnelles, communautaires, etc. Peurs écologiques, migrants, jeunes, face à la montée de l’impuissance publique. Pour s’adapter, la fonction publique doit prendre le train numérique, repenser ses métiers et ses organisations en urgence.
Comment verriez-vous évoluer cette fonction publique dans les prochaines années ?
Je ne pense pas que l’on va diminuer le nombre des agents dans les trois fonctions publiques. Elles se transformeront, passant de fonctionnaires qui fonctionnent, si j’ose dire, à savoir qui suivent de près le bon fonctionnement des règlementations, travail qui sera rapidement automatisé, à des fonctionnaires qui missionnent, à savoir des agents qui prennent plus de temps de réfléchir à la pertinence de l’intervention publique sur le bâti et l’humain. Si l’on se réfère au dernier sommet européen de Talin en septembre, consacré justement aux impacts de la révolution digitale sur les administrations, l’Estonie montre l’exemple en numérisant toutes ces données et en réduisant ses coûts de 2 % par an. En France, ça va prendre du temps mais cette transition permettra de conférer aux fonctionnaires la mission de diminuer les peurs dont je parlais plus haut. Car il ne faut pas se tromper de révolution : le digital transformera des circuits logiques organisationnels et non des problèmes sociaux.
En interne, quel discours les cadres dirigeants doivent-ils tenir, dans un contexte d’avenir peu perceptible ? Comment mobiliser des agents dans un contexte si incertain ?
Etre fonctionnaire, c’est un boulot qui a du sens, même si parfois les fonctionnaires l’oublient ou qu’on oublie de le leur rappeler. Or, c’est une superbe mission. Beaucoup de salariés du privé envient les fonctionnaires, l’engagement des salariés du privé ne servant qu’à arrondir les dividendes des actionnaires. Il faut que les cadres se persuadent de plusieurs choses : non, la fonction publique ne sera pas remplacée ; il n’est pas sûr qu’elle régresse autant que certains le redoutent ; elle va se transformer, passant du service public à la transformation publique. Il y a donc un bel avenir pour elle. Il y aura un affaiblissement du lien hiérarchique, statutaire. On sera moins dans la logique, dévolue aux algorithmes du numérique, mais plus dans la gestion des émotions, que l’on n’apprend pas dans les écoles de formation des futurs cadres de la fonction publique et c’est bien dommage. Il y aura une attente d’un leadership humble, qui éclaire le sens plus qu’il ne donne d’ordres. Ce qui va tout changer : salaires, rapport à la hiérarchie, etc. J’aime bien la phrase du philosophe Thucydide : « L’épaisseur d’une muraille compte moins que la volonté de la franchir ». A méditer…
Interview de Stéphane Menu